P’tit Yann, viens sur les genoux de Tonton, il faut qu’on parle.
Depuis un certain temps, tu commences toutes tes phrases par « quand je serai grand… », je t’écoute, et je souris tendrement. Aussi sûr que les feuilles des arbres après la saison des pluies jaunissent, aussi certain que tout objet qui s’élance dans les airs finit par redescendre sauf au Bénin, tu seras grand. Un jour. Dans pas longtemps. Tu seras grand.
Je ne serai peut être plus là pour que tu me racontes les quelques découvertes fantastiques et les nombreuses déconvenues que tu auras traversées. Mais sache que je serai de tout cœur avec toi et que je t’adresserai même si tu ne le verras pas le même sourire tendrement amer que j’ai sur le visage en ce moment.
Vois-tu mon petit père, grandir n’est pas sans danger. Demande à Bambi, il te dira. Le plus grand d’entre eux est sans doute celui que les adultes nomment brutalement « le choix ». Tu as entendu comment le mot siffle derrière ton oreille ? Aujourd’hui, tu as à choisir entre mettre la culotte bleue fluo et le pantalon orange que tu aimes tant. Compote de pomme ou de banane ? Tu trouves ça dur n’est-ce pas ? Pourtant ce sont-là deux choses que tu aimes bien. Dans quelques années, tu apprendras que le champ de tes choix ne s’étendra plus entre deux exquises possibilités mais entre une que tu aimes moins et une autre que tu aimes encore moins, entre une qui ne te plaît que moyennement et une que tu n’aimes pas du tout. Tu n’as pas compris de quoi je parlais ? Voici des exemples concrets: utiliser les 5.000F qui te restent en poche pour payer un forfait internet qui marche un octet sur deux ou soudoyer l’agence de police qui vient de t’arrêter parce que tu conduis une moto sans plaque d’immatriculation. Ou encore choisir entre un stage de deux ans à 30.000F ou un CDD à 50.000F pendant 6 mois. Ne rêve pas de CDI, nous dormirons tous mieux le soir. Université de Lomé ou de Kara ? Je te préviens, les mêmes conditions exécrables t’y attendent. A Kara, ça a juste l’odeur du moins vieux.
Autant que choisir c’est renoncer, grandir c’est renoncer aussi. Si tu suis ma logique, grandir c’est donc choisir. Bon, à 3 ans je ne m’imagine pas que tu comprennes forcément ce processus d’identification mathématique mais retiens-le comme ça. Note-le s’il le faut. Ah j’oubliais, tu ne sais pas écrire, petit veinard parce que c’est avec ça que viennent tous les autres merdes. Plus tu grandiras, plus tu te rendras compte que tous les rêves ne sont pas possibles: tu ne peux pas être avocat et docteur, tu ne peux pas être vétérinaire et pompier en même temps, tu ne peux pas être footballeur et multimilliardaire en même temps, mais ça #EtooPeut. Pourquoi tu ne peux pas ? Bah, parce que c’est comme ça, il faut faire des choix mon petit pote !
Et puis, il y a cette chose insidieuse qu’on ne te dira pas mais que tout le monde attendra de toi: les responsabilités, les assumer notamment. Alors, comment t’expliquer ? Assumer les responsabilités en fait c’est ce que tu es censé faire dans une situation donnée, que tu sois préparé ou pas, que tu sois prêt ou pas, que tu sois d’accord ou pas. Assumer ses responsabilités c’est ce que tu dois faire pour que tout le monde soit content même si ça ne t’enchante pas mon petit vieux. Les grands disent qu’il faut faire ces choses parce qu’elles sont « nécessaires » Et crois-moi, ça va bien te serrer ! Tu reçois des factures ? Tu paies et dans les temps stp ! Tu casses le pare-brise du voisin en essayant de glisser une invitation à ta fête-surprise, bah tu paies. Tu mets la petite graine dans la zezette de Bérénice (bon là, tu ne peux pas mais dans quelques années on en reparle) ? Tu te présentes chez son papa fou de rage et tu lui dis que c’est toi le jardinier. Tu vois un peu ?
Je constate que tu rigoles moins là. Pourtant ce n’est pas fini, ça n’a même pas encore commencé. Tu te rappelles la dernière fois, je t’ai dit que je viendrais te chercher pour aller manger une glace et puis je ne suis jamais venu. Tu as pleuré n’est-ce pas ? Ne joue pas au dur avec moi, ta maman m’a dit que depuis il n’y a plus de kleenex dans la maison. Tu vois ce genre de choses, les adultes se le font entre eux, tous les jours. Ils disent le contraire de ce qu’ils voient, ça s’appelle le mensonge. Ils ne disent pas le fond de leur pensée et se contentent de te dire ce que tu veux entendre, ça c’est l’hypocrisie. Ils font le contraire de ce qu’ils ont promis et tu vas être très triste, ça c’est la déception. Ils diront une chose à l’un et une autre à l’autre juste pour foutre la merde, ça c’est la duplicité. On dirait qu’ils font deux publicités différentes pour le même pot de yaourt. Toutes ces choses on te les fera et tu les feras parce que, te dira-t-on tout le monde fait comme ça.
Finalement un jour, tu seras suffisamment grand, ces salopards de cheveux commenceront à se faire la malle, tu auras du poil aux aisselles et une sympathique demi-douzaine de factures qui attendent patiemment que ton salaire tombe. Tu te retourneras, regarderas ton parcours et tu te diras que ce n’est pas trop mal tout de même. Tu verras les choix que tu as faits et tu comprendras qu’ils t’ont mené là où tu es arrivé et que sans eux tu serais une personne différente. Tu contempleras les choses auxquelles tu as renoncées et tu te consoleras en te répétant qu’à défaut de t’en avoir appris plus sur qui tu es, elles t’auront mieux appris qui tu n’es pas. Enfin, tu te diras que les responsabilités quand tu mets de côté l’aspect contraignant, cela t’attache le respect des gens à défaut de leur amour. Et ils te foutent royalement la paix quand tu fais bien ce que tu dois. Tu comprendras que les choix, mine de rien c’est sacrément important, ça te permet de faire le tri. Quand tu auras survécu à l’orage des déceptions, des mensonges, des trahisons et autres incongruités du comportement humain, tu verras que seuls les meilleurs resteront autour de toi. Ceux que tu appelleras légitimement la famille et les amis.
Un jour tu auras trente-trois putain de balais si, si, quand on est grand on a le droit de dire ça pour exprimer sa joie, et tu te diras qu’avoir l’âge du Christ ce n’est pas si traumatisant que ça, sauf quand on n’est pas dans les clous de sa vie (Alerte: jeu de mots) ; que la vie offre des possibilités infinies pourvu qu tu saches la regarder avec des yeux d’enfant. Tu te retrouveras comme le vieux con qui te parle, à écrire un billet sur un blog, désespoir ultime, pour expliquer à l’enfant de trois ans que tu as été que grandir ça peut être moche mais que ce n’est pas trop mal quand même.
Allez descends, allons taper dans un ballon. Mais avant, promets-moi une chose:
NE GRANDIS JAMAIS, C’EST UN PIEGE !
Nota: C’était mon anniversaire il y a deux jours, donc j’ai le droit d’écrire des gros mots dans mon billet.
Allez ciao,
Yann.