Jeunes et Cons

Une manifestation contre l'apartheid. Afrique du Sud, années 60.  Source: www.huffingtonpost.com
Une manifestation contre l’apartheid. Afrique du Sud, années 60. Source: http://www.huffingtonpost.com

Chère Delali,

Pour commencer, permets-moi de te dire la surprise que j’ai ressentie en constatant la rapidité avec laquelle tu as pu décider, écrire et publier cette lettre.

Contexte :

Je tweete. Tu me réponds dans la foulée, je refais une réponse à la suite… et disons, une heure, une heure trente minutes plus tard, le post était en ligne. Permets-moi de dire une chose ici : bah BRAVO ! Bravo parce que je suis impressionné par la facilité et la célérité avec laquelle tu peux écrire quand je mets cela en perspective avec a contrario la lenteur avec laquelle je me réfléchis, décide, écris puis publie un post. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que mon rythme de publication de croisière se situe autour de un post tous les trois ou six mois selon les périodes. Il ne me reste donc plus qu’à te remercier de m’avoir foutu la pression et de m’avoir sorti « manu epistolari » de ma torpeur habituelle que je chéris tant. Bravo Madame ! Il n’y a donc plus de liberté à écrire lentement dans ce pays ! Après vous irez tous marcher à Paris disant que vous êtes Charlie, bravo ! Trêve de bavardage, un auteur très célèbre dont je ne connais pas le nom (mais qui est célèbre quand même) disait : « Quand il faut y aller, il faut y aller ! »

Puisqu’on est jeunes et cons,

Vois-tu chère Délali, je suis un homme qui se pose des questions. Autant les gens comptent leur argent, autant je compte au quotidien mes questions sans réponse. J’aurais aimé avoir cent réponses à chacune d’entre elles mais la vérité c’est que les réponses ne semblent pas se bousculer au portail de ma pensée. Et une des questions qui me taraudent le plus c’est comment on en est arrivé là ? Comment après 25 ans de lutte démocratique on en est arrivé à cette indifférence généralisée et métastasée de notre génération et plus préoccupant encore, de celle qui nous suit ? Comment peut-on ne pas trouver grave ce qui se passe au Togo actuellement ? Comment peut-on si peu s’impliquer dans les décisions qui risquent de définir notre avenir commun dans ce pays ? Comment…comment…

Je vais jeter un regard sans concession sur cette génération qui met plus de générosité à s’amuser qu’à changer les choses. On m’en voudra sans doute, mais je crois que sincèrement il faut que les vérités soient dites à un moment donné.

Delali, mon constat est amer. Amer de voir que toutes les pertes en vies humaines, tous les exils politiques, académiques, économiques sont en train de se perdre, de se noyer dans une sorte d’évanescence de la mémoire, une mémoire qui se trouble comme la vue se trouble avec les années. Quand je vois la désinvolture avec laquelle la jeunesse togolaise d’aujourd’hui aborde la question politique et sociale, j’éprouve une immense douleur pour tous ceux qui ont fait des sacrifices allant de leur liberté, à leur vie en passant par leur santé et leurs liens familiaux. Je me souviens de cette période sombre où nous ne pouvions tout simplement pas aller à l’école parce que Lomé était en état de siège permanent, que les coups de feu à balles réelles sifflaient dans les rues de la ville au quotidien. Je me rappelle de ces camions de l’armée qu’on entendait traverser Lomé à toute vitesse le soir alors que le couvre-feu était en vigueur et qui partaient au loin, disait-on, se débarrasser des corps des victimes de la journée. Oui, il y a eu des morts, des blessés par milliers, des exilés dans les mêmes proportions pour que vienne la démocratie et le multipartisme que la jeunesse de ce pays réclamait passionnément dans toutes les villes à l’époque.

Aujourd’hui que voit-on ? Une jeunesse qui a perdu les repères et qui refuse obstinément de reprendre le flambeau de ses aînés, une jeunesse qui accepte pas par résignation mais par choix que la lutte reste inachevée, une jeunesse qui ne sait pas et qui ne veut pas savoir, une jeunesse a pris le parti du confort contre celui de l’avenir commun dans la justice et la paix. Ce que je vois aujourd’hui c’est une jeunesse égoïste dont je fais partie et qui a choisi qu’avoir un travail rémunéré, une voiture, une maison et un compte en banque garni étaient suffisant tant que la paix sociale lui permettait de continuer à prospérer, une jeunesse dont l’urgence est de s’amuser, dépenser, consommer et ressembler tant que cela est possible à cette jeunesse désabusée d’Occident qui erre sans but entre causes futiles et engagements frivoles, une jeunesse, comme on dit au Sud du Togo, qui a bu l’eau du puits et qui l’a refermé ensuite. Cette jeunesse que je pointe du doigt, c’est celle-là qui n’a aucune opinion politique, qui n’a pas de conviction philosophique et sociale, c’est cette jeunesse qui te répond « S’il fait un troisième mandat, ça vous fait quoi ? », et celle qui te lance à la figure « Le Togo pour moi c’est fini, je n’y viens qu’en vacances ». Je m’inquiète au plus au haut point de cette jeunesse qui est si heureuse de vivre à genoux alors qu’elle aurait tant de mérite à se dresser et dire  « vainquons ou mourons mais dans la dignité ». Délali, je t’avoue que quand je chante l’hymne national, à cette partie, je me tais honteusement.

Puisqu’ils sont vieux et fous

Il serait cependant si injuste de peindre la jeunesse togolaise comme unique coupable de ce défaut d’engagement sans parler de ceux qui sont en grande partie responsables de cette situation. Ceux qui sont responsables c’est eux ! C’est ceux qui ont fermé définitivement les portes de la vie publique aux jeunes Togolais, c’est ceux qui s’accrochent à leurs prérogatives et aux privilèges acquis au fil des années. Les coupables c’est vous, Messieurs, Mesdames de la classe politique togolaise. C’est vous qui empêchez le renouvellement générationnel à la tête des partis, c’est vous qui vous présentez ad vitam aeternam aux élections et qui tombez dans la colère la plus noire parce que quelqu’un ose dire que peut être en amenant cette fois-ci un cheval différent à la course on pourrait la gagner, c’est vous qui portez votre égo en épingle au lieu de chercher l’intérêt commun et le compromis intelligent, c’est vous Messieurs, Mesdames qui vous accrochez toutes griffes dehors à ces fauteuils qui appartiennent au peuple du Togo et dont vous avez fait votre propriété privée, c’est vous qui avez accepté sans sourciller une succession dynastique à la tête de l’Etat, du fils au père alors que vous avez servi le père pendant des décennies et que votre ambition naturelle aurait pu vous guider à empêcher cela. Oui c’est vous qui corrompu la jeunesse de ce pays, c’est vous qui avez jeté les miettes de la richesse de ce pays à quelques jeunes sans ambition et sans cervelle pour acheter la paix sociale.

Nous vivons aujourd’hui Delali, avec une acuité sans précédent le divorce entre la classe politique et ses électeurs de demain. Une jeunesse que des hommes sans vision ont convaincue que le meilleur moyen de réaliser ses rêves, c’est de rêver petit et immédiat. Une jeunesse à qui on a fait croire que le gain facile d’aujourd’hui était suffisant et que ne fallait pas en demander plus. Une jeunesse à qui on fait croire que construire les routes et les infrastructures dont nous avons été privés pendant deux décennies était le signe que le pays avançait, et que c’était une faveur que l’on nous faisait. Une jeunesse dont on achète méthodiquement et systématiquement le silence.

Délali, je suis direct, il ne me semble pas utile d’offrir un troisième mandat à l’exécutif actuel pour qu’il déclare enfin un Quinquennat de la Jeunesse. Celui qui s’est vendu au Togolais comme étant un président jeune et qui est entouré depuis une décennie des antiquités du parti unique peut difficilement me convaincre s’il ne comprend pas qu’en dehors ce mirage phosphatique qui s’évapore avec les années, la véritable richesse de ce pays c’est sa jeunesse. Je doute des intentions de ceux qui disent penser à la jeunesse et qui mettent en œuvre des projets où on prête trente mille francs aux gens pour lancer une entreprise. Je doute de la bienveillance de ceux qui lancent des programmes pour que les zémidjans deviennent entrepreneurs comme si zémidjan c’était un métier que les gens font par choix, par plaisir.

Je m’en vais clore cette missive, en envoyant à travers toi une exhortation à toute la jeunesse togolaise. Tu dis Delali que tu t’es récemment teintée d’une couleur politique. Même si tu ne la dévoiles pas dans ta lettre (ce dont je te suis reconnaissant), je peux te dire qu’en tant qu’ancien graphiste, je ne souffre pas de daltonisme : ta couleur, je la vois bien. Laisse-moi te dire qu’il vaut mieux cela que ne pas être engagé(e) du tout. Il faut bien que des jeunes comme toi entrent dans l’arène, peu importe la couleur des armoiries que tu défends, pour que nous, jeunesse de ce pays puissions nous emparer à nouveau du débat public et l’amener à un autre niveau que la médiocrité à laquelle nous sommes habitués depuis quelques années. We are watching you !

Quant à moi, je n’ai toujours trouvé personne à suivre. Je réfléchis toujours, et comme ça prend du temps comme d’habitude avec moi, je retourne mes questions dans ma tête. Mais le moment vient. You’ll be watching me too…

Tu as cité d’entrée Corneille et Le Cid. Moi qui n’ai lu que très peu de classiques, je vais tenter de te faire passer toutes mes espérances en paraphrasant MC Solaar. Quoi ? Chacun a les références de son niveau non ? J’aurais, qui sait, plus de succès pour toucher leur cœur en citant, une référence qui est plus proche dans le temps de notre génération que Corneille. L’espoir fait vivre.

« Peut être comprendront-ils le sens du sacrifice, la différence entre les valeurs et puis l’artifice. »

Tu auras peut être été choquée par la façon hargneuse dont j’ai nommé mes axes de développement. Ce texte ne m’appartient pas, mais à Damien Saez dont j’ai écouté la chanson alors que je cherchais un angle pour te répondre. Je te souhaite bien du plaisir en écoutant la chanson.

Cordialement,

Le Petit Togolais Libre

Jeunes et Cons